31/05/2018
Ce que je n'aurais pas dû voir
Chapitre 1 : SCENE 3 – Acte 1
Lieu : la salle des professeurs. Sont réunis : le proviseur du lycée et son adjoint, la professeure de français Mme Lepinay, le professeur de sport surnommé Monsieur Muscle, le professeur de math et sa femme.
Sur une table basse, une bouteille de champagne ouverte.
Le proviseur sert quelques coupes de champagne. Le public peut le voir verser une poudre dans un verre qu’il tend au professeur de mathématiques.
Le proviseur : Vous prendrez bien un verre.
Le professeur marque une hésitation.
- Ca ne vous tuera pas !
Le proviseur, en aparté vers le public :
- J’espère bien que si !
Le professeur de math, en tendant la coupe à sa voisine, Mme Lepinay :
- Honneur aux dames !
- Mme Lepinay avale le contenu de sa coupe d’un trait. Puis elle porte la main à sa gorge, se lève et pousse une longue clameur. Elle trébuche, agrippe la veste du proviseur.Je ne peux pas m’empêcher de pousser un soupir exaspéré. L’effet est aussi désespérant vu des gradins que de la scène. Comme à chaque répétition, Clothilde en fait une tonne. Je ne suis plus du tout sûr d’avoir fait le bon choix en la prenant pour ce rôle. Enfin… est-ce qu’on peut vraiment parler de choix quand la demande émane de Tonio, son petit ami ? Il est en terminale et a suffisamment retapé pour avoir son permis et une bagnole. Un mètre quatre-vingt-dix, tout en muscle précédé par des dizaines de rumeurs de nez ou dents cassés, d’hémoglobine répandue, d’hématomes en tout genre.
A un mois de la représentation devant tous les parents du bahut, on se croirait toujours à la première répétition. Irrité, je me lève de mon siège et je lance :
- - Je meurs ! lance-t-elle d’une voix gutturale, avant de tomber sur le sol et de convulser longuement.
- En retrait, on aperçoit le proviseur affolé qui agite son index de droite à gauche.
- Stop ! On arrête tout ! C’est un poison foudroyant. Et l’effet comique, c’est que le tueur rate son coup pour la troisième fois, d’où le titre de la pièce, Le tueur maladroit ! C’est ça qui est drôle. Pas la peine d’en rajouter. Vous vous souvenez de l’intrigue ? Le personnage du proviseur repose sur son caractère volage. Il cherche à se débarrasser du mari de sa dernière conquête, le professeur de mathématiques mais par maladresse et manque de chance, il tue les autres profs les uns après les autres.
- Clothilde affiche une mine boudeuse. Sans doute juge-t-elle son talent d’actrice incompris. J’attrape le manuscrit de la pièce et bien que je n’en ai pas vraiment besoin puisque j’en suis l’auteur, je lis à voix haute: « Mme Lepinay avale le contenu de sa coupe d’un trait. Puis elle porte la main à sa gorge et tombe raide morte. »
- La lumière inonde la salle. Sur la scène, François, Guillaume, Vincent, Alexis, Tina se tournent vers moi tandis que Clothilde se relève. J’explique, énervé :
- Raide morte !
- - M. Boulet voudrait te voir, me dit-il.
- J’emboîte le pas à Maxence. Dans le couloir aux peintures pisseuses, il me donne un coup de coude et d’un signe de tête, il me désigne des lycéens qui me jettent un coup d’œil appuyé. Je ne réponds rien. Ma notoriété me colle comme une seconde peau et j’ai compris assez rapidement que je ne pourrais m’en défaire, pas plus qu’on ne peut se débarrasser de son ombre quand on marche au soleil. Les questions des journalistes manquaient singulièrement d’originalité et si j’avais voulu, j’aurais pu faire un copier-coller pour y répondre. « A quel âge avez-vous commencé à écrire ? » – J’avais huit ans. Je recopiais les histoires que je lisais dans un cahier de brouillon. Après, j’ai commencé à griffonner des idées sur des bouts de papier. A dix ans, j’avais déjà lu des centaines de livres et commencé des tonnes d’histoires.« Vous comptez en écrire un autre ? » - Le prochain est déjà en préparation !Je chasse ces souvenirs de mon esprit.
- « Qu’est-ce que ça vous fait d’être le plus jeune écrivain français ? ». Avec de temps en temps une question vicelarde : « Et si vous aviez eu trente ans, est-ce que vous pensez que votre livre aurait eu le même battage médiatique ? ». Et une réponse du tac au tac : – Et si j’avais eu trente ans, vous seriez en train de m’interviewer ?
- « Est-ce que vos parents ou quelqu’un de votre famille vous a aidé à écrire ce livre ? » - Non. Je n’ai pas de nègre, si c’est ce que vous sous-entendez. J’ai toujours écrit et c’est sur le conseil de ma prof de français, Madame Elakan, que j’ai envoyé ce polar aux éditions Rageot. Vous connaissez la suite.
- C’est la rançon du succès pour avoir publié mon premier polar l’année de mes quinze ans et reçu trois prix littéraires pour l’originalité du scénario. Après, tout s’est accéléré. J’ai enchaîné les plateaux télé – le dernier en date sur Canal + -, et je ne compte plus les interviews que j’ai accordées.
- - Toujours aussi célèbre mon vieux ! Les filles doivent tomber comme des mouches.
- - On fait une pause !
- Clothilde n’a pas le temps de répliquer. La porte de l’amphithéâtre s’ouvre sur Maxence, un pion d’une vingtaine d’années à l’allure dégingandée. Ses yeux balaient rapidement la salle et son visage s’éclaire quand il m’aperçoit. Comme je suis le seul spectateur dans les gradins, ça n’était pas une tâche très compliquée.
- Tu sais pourquoi il veut me voir ?
« Il », c’est le proviseur. Je lui dois de diriger le blog du lycée – un des nombreux changements intervenus depuis qu’on voit ma tronche à la télé.
- Nan, j’en sais rien, répond Maxence.
Il s’arrête devant une porte sur laquelle une plaque indique : « M. BOULET – proviseur » et frappe deux coups secs. Sans attendre la réponse, il ouvre la porte et s’efface pour me laisser entrer.
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